"Force de l'art", ou pérennité du sexisme, par Isabelle Alfonsi, Claire Moulène, Lili Reynaud-Dewar et Elisabeth Wetterwald
un papier intéressant dans Le Monde de ce week-end :
À Paris, le 24 avril, la deuxième édition de l'exposition "La force de l'art" a ouvert ses portes. Cette manifestation triennale, organisée par le ministère de la culture et de la communication, le Centre national des arts plastiques et la Réunion des musées nationaux, comporte trois volets.
L'un voit sept artistes, "Les Visiteurs", investir des lieux hautement symboliques de la capitale ; l'autre volet, "Les Invités", consiste en un "festival d'événements et de performances".
Parmi les 42 artistes "résidents", seules sept femmes sont présentées : Véronique Aubouy, le duo Butz & Fouque, Frédérique Loutz, Anita Molinero, Cannelle Tanc (en collaboration avec Frédéric Vincent) et Virginie Yassef. Dans cette exposition qui revendique son ambition de représentativité de la scène artistique française, les femmes constituent donc 16 % des effectifs.
Comment "La force de l'art" qui prétend être un "grand rendez-vous donné à la création en France" et à "l'actualité de la scène française" peut-elle ignorer à ce point l'ampleur, la diversité, le professionnalisme et l'engagement de toute une partie de cette scène artistique ?
Comment peut-elle postuler la validité et la "force" de son projet alors même qu'elle néglige l'importance de celles dont le travail est désormais incontournable, aussi bien à l'étranger qu'en France et qui contribuent sans relâche à faire évoluer le débat artistique français, par la qualité de leurs contributions plastiques, de leur discours et des expositions qui leur sont consacrées, aussi bien dans les galeries que dans les institutions ?
Bien que cela soit tentant, il serait trop simple, et sans doute naïf, d'amalgamer les raisons de ce choix "curatorial" disproportionné avec la composition strictement masculine de son appareil décisionnaire, depuis ses commissaires (Jean-Louis Froment, Jean-Yves Jouannais, Didier Ottinger) - le quatrième mousquetaire, Marie-Claude Beaud, s'étant finalement retiré du projet - jusqu'à son commanditaire (le délégué aux arts plastiques, Olivier Kaeppelin) en passant par son scénographe (Philippe Rahm).
Le problème est plus général et renvoie à une situation nationale. Car si l'on considère la proportion dans les collections publiques d'oeuvres produites par les femmes - 15 % en moyenne - "La force de l'art" n'est pas une surprise, ni le reflet d'un sexisme ponctuel ou isolé.
Rappelons qu'aujourd'hui, 60 % des artistes diplômés des écoles des beaux-arts en France sont des femmes. Comment expliquer qu'au mouvement de changement social qui s'est accéléré ces dernières années et qui a permis, entre autres, la nomination en masse de femmes à des postes de direction (centres d'art, musées et Fonds régionaux d'art contemporain), ne corresponde pas un souci d'ouverture équivalent concernant les artistes ?
Le Musée national d'art moderne lui-même affiche des statistiques affligeantes comme préambule de sa prochaine exposition "Elles@centrepompidou", avec ce slogan : "Au Centre Pompidou les femmes représentent 17,7 % des artistes dans les collections du musée. La nouvelle présentation des collections leur est consacrée à 100 %."
Ce nouvel accrochage, qui durera une année, dans la lignée des présentations thématiques "Le mouvement des images" (2006-2007) et "Big Bang" (2005-2006) - la femme est donc un thème - a sans doute pour objectif louable de rectifier le tir et de faire acte (temporaire) de rééquilibrage et de contrition.
Mais c'est justement le caractère temporaire et contrit de l'entreprise qui pose le problème de façon cruciale. L'exposition "Elles@centrepompidou", avec son sponsor si "typiquement féminin", Yves Rocher - "votre partenaire beauté" (parce qu'elles le valent bien ?) - symbolise parfaitement la place assignée aux femmes artistes au plus haut niveau de l'institution française : précaire, périphérique, ponctuelle, toujours à caractère d'exception ; les femmes artistes y sont, en outre, systématiquement renvoyées à la supposée spécificité de leur genre.
Face à cette profession de (bonne) foi du Musée national d'art moderne, il est intéressant de noter que si Beaubourg avait décroché de la présentation précédente des collections toutes les oeuvres produites par des hommes, il ne serait resté qu'une poignée d'oeuvres signées par cinq femmes. Une autre façon de faire le vide...
Il est urgent d'en finir d'une part avec la sous-représentation, d'autre part avec ce caractère d'exception, et enfin avec l'évaluation systématique du travail artistique des femmes en regard de la production des hommes. Il faut que leur production artistique cesse d'être considérée comme "une place stratégique, une matrice, un arrière-plan, un écran pour l'action des hommes" (Donna Haraway, "Ecce homo").
Il nous semble important d'ouvrir ensemble ce chantier, sans lequel la France, dont on signale souvent, à tort ou à raison, le déclin d'influence sur la scène artistique et intellectuelle internationale, ne fera qu'accroître son isolement et son retard.
C'est l'ambitieux projet de "La force de l'art" que d'affirmer et de diffuser, non seulement en France, mais aussi et surtout à l'étranger, la qualité, la vitalité, la "force" de la scène artistique française.
Qu'il en soit donc ainsi, non avec la moitié, mais avec l'ensemble de ses acteurs.
Isabelle Alfonsi, directrice de galerie et critique d'art ; Claire Moulène, journaliste et commissaire d'exposition indépendante ; Lili Reynaud-Dewar, artiste et enseignante à l'Ecole des beaux-arts de Bordeaux ; Elisabeth Wetterwald, critique d'art et enseignante à l'Ecole des beaux-arts de Clermont-Ferrand.
source Le Monde